Le 21 Avril 2007, à Hartheim (Autriche), un des six plus grands centres nazis de l'euthanasie, Tobias a prononcé un discours dont le titre est "Laisser une place à la fragilité" où il a parlé de notre monde actuel, de ce que l'on considère comme "normal" et du concept de "l'économie de la santé". Son plaidoyer : nous devons laisser une place à la fragilité - parce qu'elle rend le monde plus riche.
Ci-dessous, extraits (en français et en anglais) de son discours :
Laisser une place à la fragilité
Un extrait du discours de Tobias Moretti
Je connaissais Hartheim à cause des événements qui s’y sont déroulés : 30.000 personnes y sont décédées dans les chambres à gaz. Pour moi, cet endroit était surtout synonyme d’un chapitre particulièrement cruel de l’histoire. Dans le cadre de mon travail (Ndr : tournage du film Speer und Er), je suis cependant tombé, au milieu d’une tonne de documents, sur une note privée d’un médecin en chef du Reich dans laquelle celui-ci décrivait minutieusement au Führer combien une personne handicapée coûtait à l’Etat. Il en faisait un calcul du rapport coût-bénéfice social, et ce jusqu’à 1998. Cela m’a choqué. Soudain, j’étais confronté à cette approche pragmatique, académique, sobre et claire propre à la modernité. Cela aurait bien pu être un calcul d’aujourd’hui.
Et soudain, Hartheim devenait synonyme du présent et de l’ici, de l’intemporel, de la malléabilité de notre société et aussi de son abrutissement.
Je voudrais revenir rapidement sur le thème du précédent colloque qui portait sur le début de la vie (…) Peter Mallmann, le directeur de la clinique de gynécologie de Cologne posait le problème de la manière suivante : « notre devoir de médecins est de préserver les parents de la charge que représente un enfant handicapé ».
Les médecins ont donc un problème juridique quand des parents font avorter un enfant qui est capable de vivre et que celui-ci est mis de côté et que l’on se rend compte qprès qu’il vit toujours. Si les médecins tuent alors l’enfant né, c’est un homicide qui est juridiquement punissable. Car il est interdit de tuer en dehors du sein maternel. Si, en revanche, ils laissent vivre l’enfant, les parents peuvent se retourner contre eux et exiger des dommages et intérêts, parce que l’opération n’a pas été faite selon les règles de l’art.(…) Cela montre le degré d’absurdité auquel nous sommes parvenus aujourd’hui. L’avortement d’enfants handicapés représente pour Mallmann un mal nécessaire du point de vue de l’économie de la santé qui contribue à la réduction des coûts de la santé. Le mot d’ordre est donc celui de l’économie de la santé. Cela montre combien nous avons à nouveau glissé dans les euphémismes. Nous dissimulons la cruauté sous un joli concept (…)
Mais on ne peut pas mettre toute la responsabilité sur le dos des médecins. Il doit bien y avoir une acceptation sociale qui accueille et exécute des excroissances.
Comment se fait-il que cet abrutissement devienne une pensée largement partagée au sein d’une société soi-disant éclairée ? Comment se fait-il qu’un climat ait pu s’installer, dans lequel l’idée d’euthanasie est soudain tolérée – sans que personne n’en soit choqué ? Comment cela a-t-il pu devenir socialement acceptable ?
Contrairement à Hartheim il y a 60 ans, où cela se fondait sur un système écologique, ce changement apparaît aujourd’hui plus diffus, comme s’il s’agissait d’une inadvertance diffuse. En effet, nous ne nous trouvons plus dans un climat de fanatisme ou de folie de la race fondée sur des raisons para- ou pseudo religieuses.
Je voudrais citer un médecin qui écrivait au début des années 20 : « il se trouve que le coût moyen annuel que représente un débile s’élève à 1.300 Marks. La question de savoir si cette somme est justifiée pour ces catégories d’existence lourdes à porter ne se posait pas par le passé dans des périodes d’abondance. Maintenant, cela est devenu différent. ». Cette argumentation ne nous est-elle pas familière ?
Le pendant de ce que appelait autrefois l’hygiène sociale, poussé à l’extrême, se nomme aujourd’hui l’économie de la santé. Car l’Etat providence disparaît et l’acceptation de ce type d’arguments ne cesse de croître. La peur est là. L’indifférence morale est là, le confort est là. C’est un terrain favorable.
Néanmoins, tant que les hommes seront portés par un humanisme chrétien, il ne devrait pas être nécessaire de discuter du droit à la vie d’un être humain, que ce soit de celui d’une personne âgée ou d’une personne handicapée. Nous n’avons pas d’obligation de justifier et donc de donner des raisons pour notre droit à l’existence, mais de plus en plus nous sommes amenés à le faire (…)
Aujourd’hui, on a l’impression que l’on fournit après coup une éthique philosophique pour justifier un processus déjà bien en route. Celui qui remet en question le droit à la vie à son commencement, le remettra un jour ou l’autre en question pour sa fin (…)
Ce qui m’inquiète, c’est la norme. On a à être en bonne santé, jeune, beau et en pleine forme. Comment pouvons-nous aujourd’hui expliquer aux nouvelles générations que ce qui rend la société plus riche, c’est justement de laisser une place à ce qui est anormal, fragile, en déclin, mourante, que cela fait partie de la vie ? (…) Après tout, nous sommes une nation civilisée et nous en sommes fiers. ce n’est justement pas la norme. L’art de la norme n’existe pas, il n’y a pas d’art propret. Il n’y a pas un seul processus dramatique qui soit symétrique. Personne
n’irait voir une pièce de théâtre dans laquelle des gens beaux se lanceraient de beaux regards et se diraient de belles choses (…)
Si un pragmatisme dénué d’humanité devenait le leitmotiv, alors il faudrait justifier le fait de donner naissance à un enfant handicapé ou le fait de soigner une personne fragile et âgée. Cela passerait pour être un plaisir personnel ou un hobby.
Having Space for the Withering
taken from a speech by Tobias Moretti
I know what had happened in this place. It was here in Hartheim, Austria, that 30,000 people were gassed to death. I have memorized it as a historical focal point for an atrocious chapter in history. But while researching my latest movie on the holocaust I came across some private notes for the Führer from a Third Reich’s doctor, listing thoroughly the governmental health costs of a handicapped person. He set up a cost-benefit analysis all the way until 1998. That shocked me.
Suddenly I became aware of its sober, clear modernity, its pragmatic, academic approach. This could have been an equation from today. And suddenly Hartheim became a synonym for the Here and Now, the timeless, the receptivity of our society and also its brutalization of human dignity.
And at this point it is important I add something on the beginning of life. (…) Peter Mallmann, head of the gynaecological clinic in Cologne, said “Our professional task as doctors is to save the parents from the burden of a handicapped child.” The doctors now have a juridical problem: parents abort a child when it is already viable and alive. If the doctors kill the baby now it is murder and they are punishable. Outside of the womb taking of life is not licit. But if the child survives an abortion, then the parents may come and demand alimony because the surgery was not performed professionally. (…) This shows what absurd dimensions we have already reached in our society. Abortion of handicapped children to Mallmann is a necessity in terms of health economy and cost reduction of the health care system.
Health economy is now the term used. This means we have come back to using euphemisms. We hide terrible things behind a nice term. (…)
But we cannot simply blame doctors and scientists. There has to be a social acceptance as well that takes up these nicely phrased excesses and executes them.
How can this slowly growing brutalization become the common mindset in this so-called enlightened society? How does a climate develop that suddenly allows the idea of euthanasia and not even stumbles at it? How does something like this become socially acceptable? Contrary to Hartheim 60 years ago when this was embedded into an ideological system, this change today appears much more blurred, like a blurred thoughtlessness. There is no fanaticism anymore, no pseudo religious racial mania. A doctor from Germany wrote in the early 1920’s, “It turns out that the average expense per capita per year for the care of the idiots until now was 1300 reichsmark. The question whether this is a justified expense for these ballast existences was not urgent in the former times of wealth. But now things have changed.
” Now, this argument is familiar to us. The pendant term of what used to be called “social hygiene” is today called – I exaggerate – “health economy”. The ‘wealth society’ no longer exists, therefore the acceptance for these kinds of arguments is growing. The fear is there! The moral indifference and the convenience are present - and this is a breeding ground.
As long as people are embedded in a Christian humanism, there should be no need to discuss the worth of a human life, of neither an elderly person nor a handicapped one.
There is no need for justification or explanation. But now we seem to have reached this necessitation. (…)
We have the impression that today philosophicals ethics are sought and delivered after a process has already fully started. Whoever questions the right to life at one moment (that is, at the beginning) will end up questioning it at the end as well. (…)
It is the norm that worries me. One has to be young, sporty and beautiful. How can we explain to the next generation that it enriches a society to have space for the non-normal, the withering, and the dying. It is simply part of it. (…)
We consider our European nation a place of culture and are very proud of this. Everything our culture stands for and stands out against the smooth, the hygienic, is not the norm. There is no standardized art, no hygienic art. I don’t know of a single dramatic scene which is symmetrical. Nobody would watch a piece of theatre where beautiful people look at each other beautifully and say beautiful things. (…)
Once a pragmatism detached from humanism becomes the leitmotiv, then it will soon be the case that one has to justify oneself for giving birth to a handicapped child or caring for a senile, elderly person. Then this care will be a private pleasure or a hobby